Une municipalité peut-elle mener de front un appel d’offres et une négociation de gré à gré?

17 mai 2023
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17 mai 2023

C’est une réponse négative que donne la Cour d’appel dans son arrêt Montréal c. 9150-2732 Québec Inc. (« TMD »)1, rendu le 27 avril 2023. Cet arrêt circonscrit grandement la marge de manœuvre des villes qui pourraient vouloir explorer certaines options contractuelles plus intéressantes alors qu’un appel d’offres a été initié.

Dans cette affaire, l’origine du litige concerne un appel d’offres que la Ville avait mis en œuvre pour un contrat de transport de neige d’une durée de 5 ans. La particularité de ce type de contrat est qu’il est visé par la liste des contrats que l’article 537.3 (3) de la Loi sur les cités et villes exclut de l’application de la procédure d’adjudication des contrats par appel d’offres public, au même titre que le fournisseur unique, le contrat avec un OBNL (sauf exception), un contrat dans le domaine artistique, etc. Ici, l’exception vise le contrat « dont l’objet est la fourniture de services de camionnage en vrac et qui est conclu par l’intermédiaire du titulaire d’un permis de courtage délivré en vertu de la Loi sur les transports » et elle est aussi prévue à l’article 938 (3) du Code municipal.

À l’ouverture des soumissions sur l’appel d’offres pour un contrat de transport de neige de 5 ans, la Ville constate que les coûts sont supérieurs aux estimations de ses fonctionnaires. Auparavant, tandis que la date limite pour la réception des soumissions n’était pas encore échue, la Ville a entrepris des discussions avec Transvrac afin de connaître son intérêt à effectuer les travaux en question selon un contrat de gré à gré. Bien que l’intimée TMD ait présenté la plus basse soumission conforme, le contrat a été accordé à Transvrac et l’appel d’offres a ensuite été annulé. La même situation est survenue en 2020 avec les mêmes deux compagnies et un contrat encore une fois accordé de gré à gré à Transvac.

Le juge de première instance a conclu que la Ville ne pouvait négocier de gré à gré avec Transvrac de façon concomitante et parallèle à l’appel d’offres en cours. Elle devait choisir entre l’une de ces 2 voies. Il a accordé à l’intimée TMD les profits anticipés pour la durée totale du contrat, soit un montant de 1 989 397,99 $ pour 5 années de perte de profits.

Pour le premier juge, il est sans conséquence que la procédure suivie par la Ville lui ait permis d’économiser et que les contrats accordés à Transvrac l’aient été à des conditions différentes et plus avantageuses que celles imposées par les 2 appels d’offres (notamment en payant à taux horaire plutôt qu’au seul volume). La Ville ne pouvait tout simplement pas transiger de gré à gré avec Transvrac après avoir lancé un appel d’offres.

La Cour d’appel confirme la décision de la Cour supérieure, mais en mentionnant que la Ville aurait très bien pu négocier de gré à gré un contrat avec Transvrac après l’annulation du premier appel d’offres du printemps 2018. C’est la concomitance de l’appel d’offres et de la négociation de gré à gré qui pose problème. Ainsi, lorsqu’une municipalité a choisi de procéder par la voie d’un appel d’offres, elle se doit d’en respecter les règles, et ce, peu importe si l’appel d’offres prévoit ou non une clause de réserve. La Cour rappelle aussi la jurisprudence et la doctrine voulant que certaines règles sont applicables, même dans un cas où la municipalité décide de procéder par appels d’offres sans y être obligée par la loi.

Selon la Ville, l’article 537.3 (3) de la Loi sur les cités et villes conjugué notamment à la clause de réserve lui permettait d’entamer des négociations ou de conclure une entente de gré à gré avec des tiers pendant que le processus d’appel d’offres est en cours. La Ville justifie sa décision par le désir d’obtenir les meilleurs coûts possibles pour les travaux.

En dépit des considérations légitimes de la Ville, elle ne pouvait se baser sur de tels considérants pour passer outre « les règles de transparence et d’intérêt public qui régissent le processus d’appel d’offres ». Tout en reconnaissant que l’interprétation de la Ville est novatrice, celle-ci est rejetée par la Cour d’appel qui estime que le législateur a placé les municipalités devant un choix entre ces deux voies.

Quant à la clause de « réserve » qui stipule que la Ville se réserve le droit d’adjuger le contrat en tout ou en partie, de ne pas donner suite à l’appel d’offres et de ne pas octroyer le contrat envisagé, celle-ci n’est d’aucun secours pour la Ville. Selon la Cour, « une clause de réserve n’affranchit pas non plus de l’obligation de traiter les soumissionnaires sur un pied d’égalité, avec équité et bonne foi2 ». Cette décision, bien que décevante pour la Ville, est particulièrement intéressante pour ceux qui s’intéressent aux règles d’adjudication des contrats. En effet, au passage, la Cour y fait une revue des principes de base en matière d’appel d’offres et revisite tous les grands classiques de la Cour suprême3.

Quant aux dommages auxquels le jugement de première instance l’avait exposé, soit 5 années de pertes de profit, la Ville est revenue en appel sur une thèse intéressante selon laquelle elle ne pouvait être condamnée à la perte de profit pour plus d’une année. Selon la Ville, même si elle avait adjugé le contrat au plus bas soumissionnaire conforme, elle aurait résilié unilatéralement le contrat après un an tellement cette soumission était désavantageuse, comme le permet l’article 2125 du Code civil en matière de contrat de service. Sans fermer définitivement la porte à un tel argument, la Cour d’appel confirme toutefois que le premier juge n’a pas commis d’erreur en rejetant cet argument, puisqu’il n’était pas soutenu par une preuve suffisante. Avec le recul, la preuve a démontré que la concurrence dans le domaine du transport de neige était anémique pour la période visée et que la Ville n’aurait tout simplement pas eu le choix de préserver ce contrat. Il était par ailleurs révélateur de constater que le cocontractant de gré à gré sélectionné par la Ville pour ces années ultérieures s’était aussi heurté à des difficultés majeures. La tâche n’aurait pas pu être aisément exécutée par d’autres selon les constats de la Cour.

En conclusion, cet arrêt de la Cour d’appel nous démontre toutes les difficultés qu’affrontent les gestionnaires municipaux, à titre de fiduciaire des fonds publics, lorsque vient le temps de conjuguer l’impératif de faire exécuter les travaux aux meilleurs coûts tout en assurant l’égalité entre les soumissionnaires. La difficulté est d’autant plus grande que le fonctionnaire appelé à prendre des décisions en matière d’adjudication de contrats aura parfois l’impression de jouer à « quitte ou double », à savoir si une mauvaise interprétation de sa part des règles applicables ne mènera pas la municipalité à devoir payer à la fois le profit résultant du contrat adjugé et la perte de profits résultant de la poursuite du soumissionnaire qui s’est senti lésé. Il est ironique de constater que ce sont souvent des impératifs d’économie des fonds publics qui se retrouvent au cœur de plusieurs litiges qui s’avèrent, au final, très coûteux pour les contribuables en matière d’adjudication des contrats municipaux!


[1] 2023 QCCA 567
[2] Paragraphe 34 du jugement.
[3] La Reine (Ont.) c. Ron Engineering, [1981] 1 R.C.S. 111. M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée), [1999] 1 R.C.S. 619; Martel Building Ltd c. Canada, 2000 CSC 60, etc.

ÉCRIT PAR :

Mes Louis Béland et Mathieu Daponte

Avocats au sein du cabinet DHC Avocats