L’éthique et la liberté d’expression : où est la limite?

17 avril 2024
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La Commission municipale du Québec (CMQ) a récemment rendu une décision très intéressante en matière d’éthique et de déontologie municipale, laquelle permet de comprendre l’importance de la liberté d’expression lors de l’analyse du comportement d’un élu·e.

La Loi sur l’éthique et la déontologie en matière municipale prévoit notamment, à son article 6, que les codes d’éthique et de déontologie des municipalités doivent interdire à tout membre d’un conseil de la municipalité de se comporter de façon irrespectueuse.

Il convient alors de se poser la question suivante : jusqu’à quel point le devoir de respect et de civilité de l’élu·e peut-il brimer sa liberté d’expression?

C’est sur cette question que s’est prononcée la CMQ dernièrement1.

Les faits

Le contexte ayant mené à la citation de l’élu dans ce dossier se résume ainsi : après qu’une citoyenne et activiste environnementale ait reçu une lettre d’avertissement de la part de la ville de Trois-Rivières qu’elle considère comme une mise en demeure de ne plus s’exprimer, l’élu visé par la citation s’exprime sur le contenu de cette lettre dans un reportage public. Il déclare ceci :

« Cette décision est venue d’où, c’est une question que je me pose. Quelque part, je me dis c’est qui l’innocent qui a décidé d’envoyer une mise en demeure comme ça à une citoyenne pour la bâillonner, pour l’intimider, car c’est aussi de l’intimidation quant à moi. J’ai de la misère à comprendre. »

Conséquemment, l’élu reçoit une citation de la CMQ pour avoir tenu des propos irrespectueux :

« Le ou vers le 21 juillet 2023, lors d’un reportage diffusé par Radio-Canada, monsieur Tremblay aurait tenu des propos irrespectueux envers un membre de l’administration municipale en le traitant d’“innocent”, contrevenant ainsi aux articles 10 et 11 du Code. »

Analyse

La CMQ s’inspire de l’arrêt Ward2de la Cour suprême et détermine que le test applicable, afin d’examiner les propos reprochés à un élu·e, est le suivant :

« Est-ce qu’une personne raisonnable, bien renseignée et objective, informée des circonstances et du contexte pertinents et qui étudierait la question de façon réaliste et pratique croirait que les propos tenus par une personne élue envers une autre personne, en tenant compte de la liberté d’expression, constituent des mots vexatoires ou du dénigrement qui sont inacceptables?3»

La juge de la CMQ mentionne également que le comportement de l’élu·e doit être examiné sous l’angle du comportement acceptable, et non du comportement souhaitable. C’est ainsi que nous en arrivons à la question qui nous intéresse : les propos tenus par l’élu sont-ils irrespectueux et, si oui, sont-ils protégés par la liberté d’expression?

Soulignons que la juge a déterminé que l’élu n’avait pas manqué de respect à la fonctionnaire visée par la citation et que son analyse aurait pu s’arrêter là4. Cependant, elle se penche tout de même sur l’aspect de la liberté d’expression et analyse cette notion :

[117] Soulignons d’abord qu’un élu doit pouvoir s’exprimer lorsqu’il se sent interpellé par une problématique municipale. […]

[119] Nous sommes ici, selon la preuve, dans un débat politique. […] C’est précisément dans ce type d’interventions que la liberté d’expression d’un élu prend tout son sens.

[…]

[121] Attention, cela ne permet pas pour autant d’être excessif dans le langage utilisé. Tout est une question de juste mesure comme nous le verrons avec la jurisprudence.

La juge rappelle l’importance de tenir compte du contexte5, puis se livre ensuite à une analyse détaillée de la jurisprudence, laquelle la mène à résumer les principes clefs émanant des enseignements des tribunaux supérieurs6. Ces principes se résument ainsi :

  • L’obligation de respect et de civilité n’écarte pas la liberté d’expression d’un élu·e;
  • Le tribunal ne peut exiger que les propos reprochés découlent d’un constat exact en droit, mais seulement qu’ils reposent sur un fondement factuel suffisant;
  • Les droits protégés par les Chartes ne peuvent être restreints de manière disproportionnée et déraisonnable;
  • Le tribunal doit tenir compte des valeurs fondamentales, notamment celles consacrées par les Chartes, lorsqu’il exerce son pouvoir discrétionnaire;
  • Des critiques acérées peuvent et même doivent être tolérées;
  • Le tribunal doit tenir compte de l’importance du droit d’expression d’une personne élue sous l’angle du droit d’expression individuel et sous celui de l’intérêt public à l’ouverture des débats;
  • La liberté de parole n’est pas absolue, mais la vitalité de la démocratie municipale lui donne une portée plus étendue que dans d’autres situations où elle se confronte avec le droit au respect de la réputation;
  • Le tribunal ne peut exiger des élus·es qu’ils ou elles s’expriment avec un vocabulaire exemplaire et un jugement infaillible, car de tels standards les condamneraient à se taire;
  • Des propos misogynes, racistes, violents, menaçants ou autres ne peuvent être tolérés;
  • En dehors des cas évidents constituant des abus clairs de langage, un haut degré de tolérance doit être la norme;
  • Dans les cas qui se situent à la frontière de l’acceptabilité, la tolérance doit l’emporter;
  • Le tribunal doit rendre la décision la moins attentatoire possible quand il statue sur un droit garanti par les Chartes;
  • Le tribunal ne doit pas imposer ses standards personnels quand il statue en matière de respect.

La juge termine en soulignant qu’il faut que « les propos d’une personne élue constituent un abus de langage tel qu’il est justifié d’écarter sa liberté d’expression et de réprouver le comportement offensant, afin de maintenir la confiance envers les institutions municipales.7 »

Ainsi, un nouveau cadre d’analyse du comportement des élus·es semble avoir été déterminé dans cette décision. Les prochains jugements rendus pour ce type de citation de la CMQ nous permettront de voir si ce cadre continue d’être appliqué et, si oui, s’il mène à une certaine clémence de la part des juges envers les élus·es qui se font reprocher d’avoir tenu des propos irrespectueux, afin de protéger leur liberté d’expression.


[1] Dossier CMQ-70118-001.
[2] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43.
[3] Supra, note 1, paragraphe 68.
[4] Supra, note 1, paragraphe 113.
[5] Supra, note 1, paragraphe 123.
[6] Supra, note 1, paragraphe 157.
[7] Supra, note 1, paragraphe 158.

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Par Me Sarah-Maude Dumont
Avocate
Morency, Société d’avocats