Le débalancement des prix à une soumission : la Cour d’appel fait le point

19 janvier 2022
Fédération québécoise des municipalités

19 janvier 2022

L’analyse des bordereaux de prix des entrepreneurs suite à l’ouverture de soumissions se révèle souvent un exercice instructif et pertinent pour les donneurs d’ouvrage publics et leurs professionnels. Elle permet de constater les tendances du marché, mais parfois aussi de déceler certaines stratégies chez des entrepreneurs ayant perçu des incongruités ou des erreurs dans les documents d’appel d’offres.

Il n’est pas rare de constater, à ce titre, une stratégie de débalancement de certains prix unitaires pour des items choisis au bordereau. Cette situation amène souvent son lot de questions sur le caractère acceptable de la manoeuvre, voire sur l’opportunité d’octroyer le contrat au moins-disant dans de telles circonstances. En effet, des débalancements agressifs de prix annoncent bien souvent une guerre de tranchées en chantier autour des demandes d’extras visant les items en question.

On retrouve souvent, à ce chapitre, des litiges importants portant sur des quantités de roc excavé, par exemple, dans des situations où le prix unitaire avait été stratégiquement réduit par l’entrepreneur en appel d’offres. On réalise, en pratique, que de tels débalancements induisent une pression artificielle sur le chantier et provoquent parfois de savants (et coûteux) débats sur la nature du roc ou le caractère fiable des études géotechniques, alors qu’un prix équilibré aurait bien souvent évité pareil conflit.

Dans ce contexte, il peut être intéressant d’utiliser les clauses contractuelles généralement prévues aux documents d’appel d’offres pour rejeter une soumission déséquilibrée, mais à quel risque? La Cour d’appel a fait le point sur la question dans deux arrêts rendus au cours des dernières années, dans des affaires impliquant les municipalités de Val-Morin[1] et de Piedmont[2].

Une irrégularité majeure

Les faits présentés dans ces deux affaires montrent des similitudes intéressantes. Dans les deux cas, les appels d’offres visaient des travaux d’infrastructure souterraine (travaux d’aqueduc et de réfection de rues) et impliquaient donc une composante importante d’excavation. Les entrepreneurs ayant soumis un prix manifestement déséquilibré à ce titre (1 $/m.c. à Piedmont et 0,01 $/m.c. à Val-Morin) ont vu leurs soumissions rejetées en application des clauses types prévues aux devis en cause, dont voici un extrait à titre d’illustration :

« L’Entrepreneur qui, dans sa soumission, établit un prix pour un item montrant un écart excessif (à la hausse ou à la baisse) avec le prix réel du marché, pourrait voir sa soumission rejetée par le Propriétaire. »

Dans les deux cas, le rejet des soumissions a entraîné des poursuites contre les municipalités et des condamnations pour pertes de profits en première instance. De façon plutôt particulière, la Cour supérieure a en effet conclu, dans le dossier Piedmont, que le débalancement des prix unitaires du bordereau affectait le prix de la soumission et rompait l’équilibre entre les soumissionnaires, mais a néanmoins jugé que la Ville avait agi arbitrairement en rejetant la soumission en cause.

La Cour d’appel revient sur les critères utilisés et, fait intéressant, renverse les jugements de première instance dans les deux cas. Elle précise même que l’insertion de prix disproportionnés dans une soumission constitue une irrégularité majeure ne pouvant être écartée par un donneur d’ouvrage, même en présence d’une discrétion dans les documents d’appel d’offres :

« La proportionnalité des prix unitaires constitue une exigence essentielle qui permet la comparaison entre les soumissions, affecte le prix et l’égalité entre les soumissionnaires. En ce sens, une contravention à cette règle constitue une irrégularité majeure ne permettant aucune discrétion au maître d’oeuvre. »

Ces arrêts récents recentrent à notre avis l’analyse sur la question de saine concurrence en matière d’appel d’offres publics, et coïncident avec l’intérêt des municipalités de gérer leurs chantiers dans des conditions raisonnablement prévisibles, en évitant des réclamations téléguidées par des prix unitaires déséquilibrés. Ces éclaircissements permettront aux donneurs d’ouvrages d’appliquer les clauses de prix disproportionnés avec plus de facilité, et moins de risque.


[1] Municipalité de Val-Morin c. Entreprise TGC inc., 2019 QCCA 405

[2] Municipalité de Piedmont c. Uniroc Construction inc., 2020 QCCA 329

ÉCRIT PAR :

Me Mathieu Turcotte

Avocat chez DHC Avocats