Négocier le prix d’une soumission déposée dans le cadre d’un appel d’offres public : est-ce possible?

19 juin 2024
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Récemment, la Cour supérieure a rendu un jugement réitérant les principes juridiques encadrant l’analyse de la conformité des soumissions dans le cadre d’un appel d’offres public.

Dans cette affaire, la Ville de Gatineau a jugé qu’une seule soumission était conforme. Elle a donc invoqué l’article 573.3.3 de la Loi sur les cités et villes (LCV) (l’article 938.3 du Code municipal du Québec étant au même effet) afin de diminuer le prix soumissionné.

Suivant l’octroi du contrat, l’adjudicataire a obtenu des informations selon lesquelles une autre soumission était également conforme. Par conséquent, il réclame des dommages à la Ville de Gatineau, en prétendant qu’il n’aurait pas dû négocier à la baisse son prix initialement soumis.

Le 8 mai dernier, l’honorable Marie-Josée Bédard, j.c.s., a rendu jugement dans l’affaire J.F. Sabourin et Associés inc. c. Ville de Gatineau (2024 QCCS 1647)1.

Ce jugement traite de la conformité des soumissions dans le cadre d’un appel d’offres public et de l’application de l’article 573.3.3 de la LCV2.

Faits
Le 31 janvier 2019, la Ville de Gatineau (la Ville) lance un appel d’offres public avec un système de pondération et d’évaluation des offres à deux enveloppes pour obtenir des services professionnels d’ingénieurs-conseils afin de procéder à l’inspection des systèmes de rejets de plus de 1 000 résidences privées.

Deux firmes répondent à l’appel d’offres, soit J.F. Sabourin et Associés inc. (JFSA) et la « Firme B ».

Suivant l’analyse des soumissions, la Ville informe JFSA qu’elle a présenté la seule soumission conforme. En effet, la soumission de JFSA est la seule qui a obtenu un pointage intérimaire minimal, selon la LCV, de plus de 70/100.

Comme le montant proposé à la soumission de JFSA était 30 % plus élevé que le montant estimé par la Ville, cette dernière invoque l’article 573.3.3 LCV3 afin de demander à JFSA de diminuer le prix de sa soumission :

573.3.3. Dans le cas où une municipalité a, à la suite d’une demande de soumissions, reçu une seule soumission conforme, elle peut s’entendre avec le soumissionnaire pour conclure le contrat à un prix moindre que celui proposé dans la soumission, sans toutefois changer les autres obligations, lorsque le prix proposé accuse un écart important avec celui prévu dans l’estimation établie par la municipalité.

JFSA accepte de baisser son prix, ce qui a eu pour effet de réduire l’écart entre le prix proposé par JFSA et le prix estimé par la Ville à 11,58 %. Suivant cette modification, la Ville octroie le contrat à JFSA.

Quelques années plus tard, JFSA fait une demande d’accès à l’information auprès de la Ville afin d’obtenir le sommaire décisionnel confidentiel préparé pour le conseil municipal.

Lorsque JFSA reçoit ce sommaire décisionnel, il est de sa compréhension que la Firme B avait, elle aussi, soumis une soumission conforme. Par conséquent, puisque JFSA est d’avis que la Ville ne pouvait pas invoquer l’article 573.3.3 LCV, elle intente un recours afin d’obtenir le paiement du montant représentant l’écart entre le montant révisé et celui qu’elle avait initialement proposé.

Analyse
Dans le cadre de son analyse, le Tribunal revient sur les principes juridiques encadrant l’appel d’offres public et, plus particulièrement, le processus à suivre lors d’un système de pondération et d’évaluation des offres à deux enveloppes.

Dans la présente affaire, un employé de la Ville a d’abord procédé à une analyse administrative sommaire avant de soumettre les soumissions au comité de sélection.

Lors de cette analyse administrative sommaire, certaines exigences d’admissibilité ont été vérifiées, telles que la signature des soumissions et la vérification au fichier de l’Autorité des marchés publics.

Suivant cette analyse administrative, l’employé a indiqué que les deux soumissions, soit celle de JFSA et celle de la Firme B, étaient conformes au sens de l’application des clauses administratives. De plus, il n’a mentionné aucun nom à l’endroit prévu pour les fournisseurs dont la soumission n’est pas conforme.

L’étape suivante est l’analyse de la conformité des soumissions effectuée par le comité de sélection, et ce, sans connaître le prix proposé. Il s’agit donc d’une analyse qualitative en fonction des critères prévus dans les documents d’appel d’offres.

Finalement, les soumissions qui obtiennent un pointage intérimaire d’au moins 70/100 passent à la dernière étape, soit l’ouverture des enveloppes de prix.

Suivant l’analyse qualitative, seule la soumission soumise par JFSA a été jugée conforme. Ainsi, c’est la seule enveloppe de prix qui a été ouverte.

Une fois l’analyse de la conformité des soumissions complétée, un sommaire décisionnel est préparé à l’intention du conseil municipal. Ce sommaire décisionnel indique, notamment, les informations suivantes :

  • Deux soumissions ont été reçues, les deux étant conformes;
  • L’évaluation effectuée suivant le système d’évaluation et de pondération a mené aux résultats suivants :
    • JFSA a obtenu un pointage intérimaire de 78,65 points;
    • Firme B a obtenu un pointage intérimaire de 67,50 points;
  • Seule JFSA s’est qualifiée pour passer à l’étape de l’ouverture des enveloppes de prix.

C’est l’évaluation administrative préalable qui a créé la confusion à la base du présent litige, en mentionnant que les deux soumissions reçues étaient conformes.

Toutefois, la Cour conclut que cette analyse administrative sommaire, effectuée avant que les soumissions soient analysées par le comité de sélection, ne constitue pas l’examen complet de la conformité des soumissions.

En effet, plusieurs exigences qualifiées d’essentielles dans les documents d’appel d’offres ne sont pas analysées lors de cette analyse administrative préalable. Ainsi, JFSA ne peut prétendre que la soumission de la Firme B était conforme en se fondant uniquement sur le résultat de cette analyse sommaire.

Conclusion
Le Tribunal conclut que l’analyse qualitative des soumissions inclut nécessairement l’évaluation effectuée par le comité de sélection pour en déterminer la véritable « conformité ».

Par conséquent, le Tribunal est d’avis que le processus d’analyse de la conformité des soumissions est conforme. Considérant qu’une seule soumission était conforme après l’évaluation qualitative, la Ville était bien fondée à invoquer l’article 573.3.3 LCV afin de s’entendre avec JFSA pour un prix moindre que celui proposé dans la soumission initiale.

La Cour rejette donc la demande.

________

[1]    Lors de la rédaction du présent article, le jugement n’était pas en appel, mais le délai pour le faire n’est pas encore expiré.
[2]    RLRQ, c. C -19.
[3]    Le corollaire de cet article dans le Code municipal du Québec (RLRQ, c. C-27.1) est le 938.3, qui est au même effet.


Me Sophie Bernier
Avocate en droit municipal
Morency, Société d’avocats (bureau de Québec)