La décision dans l’affaire Jeux 1000Pattes inc. c. Ville de Saint-Charles-Borromée1 rendue le 27 novembre 2024 par la Cour du Québec souligne l’importance de préparer une demande de prix ou les documents d’appel d’offres avec précision afin d’énoncer clairement ses exigences. Une municipalité qui communique une « demande de prix » à divers fournisseurs en vue d’acheter et d’installer des modules de jeux dans l’un de ses parcs peut devoir, en certaines circonstances, se gouverner selon les règles qui régissent les appels d’offres sur invitation, et non les contrats de gré à gré. Elle doit donc faire preuve de diligence dans sa gestion contractuelle et ne peut pas invoquer le vice de consentement ou la non-conformité de la soumission a posteriori au moment de l’exécution du contrat, alors qu’elle n’a pas pris les moyens raisonnables pour les prévenir.
Les faits ayant mené à la décision
Dans cette affaire2 prenant place en mai 2022, la Ville de Saint-Charles-Borromée (ci‑après la : « Ville ») a communiqué une demande de prix à divers fournisseurs en vue d’acheter et d’installer des modules de jeux dans l’un de ses parcs. Elle reçoit alors deux propositions et octroie le contrat à l’un des fournisseurs. Considérant sa volonté de rajeunir ses parcs municipaux et disposant des fonds nécessaires, elle octroie également un contrat au second fournisseur ayant répondu à sa demande de prix (ci-après : « Jeux 1000Pattes »), mais pour un parc différent. C’est ce dernier contrat qui fait l’objet du litige3.
À la mi-juillet 2022, Jeux 1000Pattes communique avec la Ville pour l’informer des dimensions de la dalle de béton à construire pour recevoir l’ancrage des modules de jeux. Cependant, elle est prise par surprise, car la demande de prix prévoyait que le fournisseur était responsable de l’installation. Cette dépense imprévue augmente les coûts du projet d’environ 20 000,00 $. De plus, une non-conformité concernant le respect de la norme CAN/CSA Z614-20 est alléguée par la Ville4.
En octobre 2022, les parties n’arrivant pas à s’entendre, la Ville demande à son conseil municipal d’annuler et de résoudre la résolution, par laquelle elle octroyait le contrat Jeux 1000Pattes5.
Les arguments des parties
Jeux 1000Pattes considère cette décision de la Ville mal fondée et la poursuit afin qu’elle lui paie le prix convenu et les frais d’entreposage des modules. À cet effet, Jeux 1000Pattes soutient avoir conclu un contrat de gré à gré avec la Ville pour la fourniture et l’installation des modules de jeu, dont les modalités sont celles de sa proposition et non selon les termes de la demande de prix de la Ville6.
La Ville soutient que le contrat n’a jamais pu prendre naissance, puisque son consentement a été vicié à l’égard de deux aspects essentiels : le prix du contrat et le respect de la norme CAN/CSA Z614-20. Elle reproche à Jeux 1000Pattes d’avoir manqué à son obligation d’information à titre de vendeur7.
L’analyse du Tribunal
Tout d’abord, le Tribunal considère que l’analyse de toutes les circonstances ayant mené à l’adoption de la résolution par le conseil municipal et l’octroi du contrat permet de conclure qu’il ne s’agit pas d’un contrat de gré à gré, mais bien d’un contrat octroyé à la suite d’un appel d’offres sur invitation.
Selon le Tribunal, la Ville étant régie par son règlement sur la gestion contractuelle qui prévoit qu’elle ne peut octroyer un contrat de gré à gré si la dépense est supérieure à 25 000,00 $, force est de conclure que l’intention de celle-ci était d’octroyer un contrat après avoir invité plusieurs fournisseurs à soumettre des propositions. De plus, même si le contrat octroyé à Jeux 1000Pattes est pour un parc différent, aucune discussion verbale ni aucun échange de courriels entre les parties n’est de nature à étayer la thèse que le contrat a été conclu de gré à gré, et non à la suite de la « demande de prix » que le Tribunal qualifie comme un appel d’offres sur invitation8.
Ensuite, le Tribunal évalue si la Ville a commis une faute contractuelle en annulant le contrat octroyé à Jeux 1000Pattes par une résolution de son conseil. En deux temps, il analyse les moyens de défense que la Ville invoque, soit le vice de consentement et la non-conformité de la soumission.
- Le vice de consentement invoqué par la Ville ne respecte pas les critères établis par le législateur. Après avoir réitéré les critères relatifs à l’erreur et aux vices de consentement, le Tribunal rappelle que l’erreur inexcusable ne peut permettre d’annuler un contrat. En l’espèce, alors que c’est la Ville qui prépare la demande de prix, elle dispose de toutes les ressources nécessaires pour le faire et y préciser de façon claire ses exigences. Toutefois, elle choisit des termes relativement simples, comportant peu de contraintes et offrant une grande latitude au fournisseur, c’est pourquoi dans sa réponse, Jeux 1000Pattes précise que « L’installation n’inclus (sic) pas la préparation du sol, la surface amortissante et le béton ».
Même si une clause de la « demande de prix » prévoyait cette possibilité, la Ville a préféré ne pas communiquer avec le soumissionnaire pour demander des informations supplémentaires sur cette exclusion de la proposition de Jeux 1000Pattes, invoquant son obligation de respecter le principe d’équité entre les soumissionnaires. Le Tribunal écrit qu’il s’explique difficilement pourquoi la Ville n’a posé aucune question au sujet de cette mention et l’erreur en résultant est donc inexcusable9.
- Pour soulever la non-conformité de la soumission de Jeux 1000Pattes, la Ville réfère, notamment, au fait que la présence d’une dalle de béton sous les modules de jeu constitue une contravention à la norme CAN/CSA Z614-20, qui était pourtant mentionnée à quatre endroits dans sa « demande de prix ». Cependant, le Tribunal souligne que dans le texte de la résolution adoptée pour annuler le contrat, rien n’indique qu’un des motifs de cette annulation est sa non-conformité à la norme. De plus, si le respect de la norme constituait un élément essentiel pour la Ville, le Tribunal comprend difficilement pourquoi cette non-conformité n’est pas relevée dès l’analyse des offres reçues, d’autant plus qu’elle ne comporte que deux pages10.
Considérant ce qui précède, le Tribunal est d’avis que la Ville a commis une faute contractuelle en annulant le contrat, de sorte qu’elle doit indemniser Jeux 1000Pattes pour les dommages subis.
À retenir
Cette décision rappelle l’importance pour les municipalités d’être diligente dans leur gestion contractuelle, notamment lorsqu’elles procèdent à des appels d’offres sur invitation. Les exigences du projet doivent être claires et suffisamment détaillées afin d’éviter tout imbroglio avec les soumissionnaires. Si l’intention de la municipalité est de conclure un contrat de gré à gré, la demande de prix devrait le préciser clairement pour éviter d’être assimilée à un appel d’offres sur invitation comportant des règles particulières à respecter. De plus, à la lumière de cette décision, on constate qu’il ne faut pas négliger la possibilité de demander des précisions supplémentaires de la part des soumissionnaires dans la mesure où l’équité entre les soumissionnaires est préservée. En cas de doute sur vos droits et vos obligations en gestion contractuelle, n’hésitez pas à communiquer avec vos conseillers juridiques, lesquels pourront vous guider dans la bonne marche à suivre selon votre situation.
Par Me Matthieu Tourangeau, avocat
Et M. Charles Lavoie, stagiaire en droit
Morency Société d’avocats s.e.n.c.r.l.
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[1] 2024 QCCQ 8034.
[2] Jeux 1000Pattes inc. c. Ville de Saint-Charles-Borromée, 2024 QCCQ 8034.
[3] Ibid, par. 1-2.
[4] Ibid, par. 3-4.
[5] Ibid, par. 5.
[6] Ibid, par. 6-7.
[7] Ibid, par. 8.
[8] Ibid, par. 15 à 37.
[9] Ibid, par. 42 à 58.
[10] Ibid, par. 59 à 67.