Citation d’un bien patrimonial et expropriation déguisée

15 février 2023
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15 février 2023

Depuis quelques années, et plus particulièrement depuis l’adoption du projet de loi 691 qui a apporté d’importantes modifications à la Loi sur le patrimoine culturel2, le législateur cherche à doter les municipalités de pouvoirs et d’obligations accrus en matière de protection du patrimoine. Pensons notamment à l’inventaire régional des immeubles patrimoniaux que devra dresser toute MRC au plus tard le 1er avril 2026, incluant tous les immeubles construits avant 1940 et qui présentent une valeur patrimoniale.

Pensons aussi au Règlement sur l’occupation et l’entretien des bâtiments qui devra être adopté au plus tard à cette même date du 1er avril 2026 et qui devra, comme son nom l’indique, prévoir des obligations en matière d’entretien des bâtiments patrimoniaux afin que ceux-ci ne soient pas laissés à l’abandon et éventuellement démolis.

La citation de biens patrimoniaux par les municipalités demeure un des outils privilégiés de la Loi sur le patrimoine culturel, mais cette possibilité est maintenant élargie aux MRC à la suite du projet de loi 69. La citation d’un immeuble à titre de bien patrimonial entraîne naturellement certaines restrictions au droit de propriété, ne serait-ce que l’obligation pour le propriétaire d’un bien patrimonial cité de prendre les mesures nécessaires pour assurer la préservation de la valeur patrimoniale de ce bien3. D’autres obligations s’ajoutent lorsque le propriétaire veut altérer, restaurer, réparer ou modifier de quelque façon un immeuble patrimonial.

De telles restrictions vont entraîner, dans bien des cas, une diminution de la valeur du bien de l’immeuble patrimonial cité. Ceci était d’ailleurs spécifiquement prévu à l’ancienne Loi sur les biens culturels, maintenant remplacée par la Loi sur le patrimoine culturel, qui prévoyait autrefois que tout bien culturel immobilier classé pouvait être exempté de taxes foncières dans la mesure et aux conditions prévues par règlement du gouvernement jusqu’à concurrence de la moitié de la valeur inscrite au rôle d’évaluation de la municipalité locale sur le territoire de laquelle il était situé4. Si ce régime de baisse de valeur foncière et de réduction de taxes n’existe plus aujourd’hui, on retrouve à l’occasion des décisions du Tribunal administratif du Québec allouant une certaine réduction de la valeur découlant d’une citation en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel5. Mentionnons aussi que lors de la confection du rôle d’évaluation foncière, le Manuel d’évaluation foncière du Québec prévoit que l’évaluateur doit indiquer une restriction lorsqu’il s’agit d’un immeuble classé bien culturel.

Récemment, la Cour supérieure a franchi un pas de plus en jugeant que la citation d’un bien par une municipalité pouvait, dans certains cas, équivaloir à une expropriation déguisée. Dans la décision de SBDF inc. c. Ville de Saint-Augustin-de-Desmaures6, les propriétaires d’un bien inclus dans une citation patrimoniale poursuivent la municipalité en expropriation déguisée; ils demandent ainsi à la Cour que le droit de propriété de leur immeuble soit cédé à la municipalité en échange du paiement d’un montant en argent d’environ 150 000 $.

Dans cette affaire, la Ville de Saint-Augustin-de-Desmaures décide d’inclure le terrain des demandeurs au site patrimonial connu comme le « Domaine des pauvres ». Cette décision est prise à la suite du refus du ministère de la Culture et des Communications de procéder à la citation patrimoniale du Domaine des pauvres puisque celui-ci ne présentait pas selon le ministère un intérêt à l’échelle nationale. Dans la description de ce site qu’on retrouve dans le règlement de citation, on indique qu’« on y retrouve les vestiges de la chapelle de 1804, une maison ainsi que le calvaire de 1850, qui est considéré par le ministère de la Culture et des Communications comme l’un des calvaires les plus intéressants du Québec. »

Lors de la consultation publique, le maire de la municipalité, questionné par les propriétaires quant à l’intention de la municipalité concernant leur terrain, répondra tout simplement que « l’intention c’est qu’il ne s’y fasse rien » (paragraphe 33 du jugement).

D’ailleurs, bien que la construction résidentielle ne soit pas impossible en vertu de la réglementation sur le terrain visé, la Cour supérieure note qu’une deuxième demande de permis complète et tenant compte des nouvelles restrictions visant le site et le terrain a été refusée par la municipalité. Également, la demande de révision à la baisse de l’évaluation foncière du terrain a aussi été refusée aux propriétaires.

Les récentes décisions de la Cour d’appel du Québec7 portant sur le sujet ont rappelé que pour équivaloir à une expropriation déguisée, les restrictions réglementaires doivent équivaloir à la suppression de toute utilisation raisonnable du terrain, à une négation de l’exercice du droit de propriété ou encore à une « véritable confiscation » ou une appropriation de l’immeuble par la municipalité au bénéfice de la collectivité. Voici comment conclut la Cour sur la question de l’expropriation déguisée dans la décision impliquant la Ville de Saint-Augustin-de-Desmaures :

« [69] Saint-Augustin a choisi d’inclure le Lot dans le site patrimonial du Domaine des Pauvres au lieu d’exercer son pouvoir d’expropriation. Agissant ainsi, elle exproprie le Lot, de façon déguisée, puisque l’effet des règlements est de retirer tout usage du Lot, voire l’exercice du droit de propriété. »

Vu la trame juridique et factuelle particulière dans le présent cas, qui faisait en sorte de rendre tout usage du terrain impossible, cette décision impliquant la Ville de Saint-Augustin-de-Desmaures constitue certainement un cas extrême des conséquences que pourrait entraîner une citation d’un immeuble à titre de bien patrimonial. Il pourrait toutefois malheureusement s’agir d’un précédent qui pourrait inciter certaines municipalités à y réfléchir à deux fois avant de se lancer dans une citation patrimoniale.


[1] Loi modifiant la Loi sur le patrimoine culturel et d’autres dispositions législatives, LQ 2021, c 10, entrée en vigueur le 1er avril 2021
[2] RLRQ chapitre P-9.002.
[3] Article 136 de la Loi sur le patrimoine culturel.
[4] Loi sur les biens culturels, RLRQ chapitre B-4, article 33, abrogé en 2011. Ce même article 33 prévoyait que le gouvernement compensait un montant équivalent à celui de la réduction de taxes qui avait été accordée sur l’immeuble patrimonial cité. Le règlement adopté par le gouvernement en vertu de cette ancienne disposition prévoyait la possibilité d’une réduction de 25 % de la valeur inscrite au rôle d’évaluation de la municipalité locale.
[5] Dans Jalbert c. St-Roch-des-Aulnaies (Municipalité de),2016 QCTAQ 06811, le TAQ accorde une moins-value de 15 % pour tenir compte des contraintes découlant de l’inclusion d’une propriété dans une aire de protection établie sous l’autorité de la Loi sur le patrimoine culturel.
[6] 2023 QCCS 107, décision du 17 janvier 2023.
[7] Voir notamment : Ville de Québec c. Rivard, 2020 QCCA 146, paragr. 63-65, Dupras c. Ville de Mascouche, 2022 QCCA 350 (autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée CSC no. 40161, le 29 septembre 2022).

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Par Me Louis Béland
Avocat associé
DHC Avocats