20 avril 2022
Le 16 mars 2022, la Cour d’appel a rendu un arrêt important dans l’affaire Dupras c. Ville de Mascouche1 en matière de recours en expropriation déguisée.
Cet arrêt est intéressant puisqu’il s’inscrit à contre-courant d’une jurisprudence rendue par le même tribunal qui semblait limiter certains recours en expropriation déguisée.
Une analyse des affaires Meadowbrook Groupe Pacific inc. c. Ville de Montréal2 et Municipalité de Saint-Colomban c. Boutique de golf Gilles Gareau inc.3 confirme que la Cour d’appel a refusé de conclure qu’un règlement de zonage de la municipalité interdisant le développement résidentiel en vue d’y préférer un golf et autres usages récréotouristiques constituait une expropriation déguisée. Autrement dit, un simple changement de zonage et la seule diminution de la valeur de l’immeuble ou une perte de valeur potentielle ne suffisent pas pour conclure à une expropriation déguisée.
Par ailleurs, la Cour d’appel a récemment rappelé que le geste reproché doit équivaloir à une « négation absolue » de l’exercice du droit de propriété ou une « véritable confiscation de l’immeuble » et qu’une interdiction de subdiviser un lot et l’impossibilité d’y construire une 2e résidence4 ne constituait pas une expropriation déguisée.
En l’espèce, la Cour d’appel conclut à l’existence d’une expropriation déguisée visant un lot d’une propriétaire, Mme Ginette Dupras, faisant l’objet d’un zonage de type « conservation », à la suite de la modification réglementaire entreprise par la Ville de Mascouche (la « Ville »), et condamne cette dernière à verser une indemnité.
Le contexte factuel
Les faits du litige se résument essentiellement tels que suit.
Lors de l’acquisition du lot en 1976 par Mme Dupras à 1,00 $, celui-ci est boisé et se situe dans une zone permettant un usage résidentiel sur 70 % du lot.
À partir de 1985, la propriétaire conclut une entente prévoyant l’aménagement d’une piste de ski de fond par la Ville.
Le 5 septembre 2006, la Ville modifie le zonage sur la totalité du lot pour que le seul usage qui y soit autorisé soit celui de « conservation »5. Au terme de cette modification, la Cour d’appel détermine que toute construction est interdite et il n’est essentiellement permis que des usages pour des activités sylvicoles ou acéricoles, ou encore de récréation extensive.
Il appert toutefois que dès l’entrée en vigueur du schéma d’aménagement révisé de la MRC Les Moulins, en 2002, le lot était inclus dans une aire d’affectation « conservation » et que ledit règlement de zonage ne faisait alors que consacrer l’affectation prévue au schéma par obligation de concordance avec les outils de planification régionale.
En 2008, Mme Dupras prend connaissance de cette modification de zonage et entreprend des discussions avec la Ville espérant une éventuelle modification qui lui aurait fait recouvrer la possibilité de construire des résidences sur son lot. À défaut, Mme Dupras espérait que la Ville achète le lot.
Le 8 février 2016, la Ville l’informe qu’elle n’entend pas acquérir ledit lot.
Le 24 mars 2016, Mme Dupras intente ses procédures judiciaires en expropriation déguisée.
Le jugement
Sur l’existence d’une expropriation déguisée, la Cour d’appel a accueilli en partie l’appel principal en retenant ce qui suit :
- que les gestes posés par la Ville constituent une expropriation déguisée, notamment en ce que le règlement de zonage de 2006 privait la propriétaire de toute « utilisation raisonnable » de son terrain. Ainsi, la Cour conclut, malgré l’argument de la Ville selon lequel le zonage « conservation » ne supprime pas toute utilisation privée du terrain, que le potentiel résiduel d’utilisation est si limité que la juge de première instance pouvait conclure que le règlement de 2006 prive l’appelante de toute « utilisation raisonnable » de son lot, et ce, bien qu’elle puisse exercer certaines activités de sylviculture ou d’acériculture;
- ces usages résiduels eu égard aux limites imposées par le règlement – soit l’impossibilité de toute construction ou d’installation d’infrastructure quelconque – ne suffisent pas pour constituer une utilisation raisonnable du terrain;
- il peut y avoir expropriation déguisée malgré que l’adoption du règlement s’inscrit dans les pouvoirs de la Ville et ses obligations de mise en œuvre imposées par le législateur pour des fins de protection du couvert forestier. Il faut distinguer la conformité du règlement à l’habilitation législative, d’une part, de l’obligation de la Ville d’indemniser le propriétaire qui se voit de facto exproprié par l’effet du règlement, d’autre part. Il s’agirait d’une erreur de conclure qu’il ne peut y avoir d’expropriation déguisée lorsque la Ville a le pouvoir d’adopter le règlement restrictif;
- bien que la Ville plaidait que le législateur a instauré un régime lui permettant d’intervenir sans avoir à indemniser le propriétaire6, ceci n’a pas été considéré déterminant en l’espèce puisque l’article 113(12.1o) de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme7 (la « L.a.u. ») en lien avec la protection du couvert forestier ne permet pas de prohiber tout usage du sol. Il ne peut ainsi constituer une disposition écartant l’obligation légale d’indemniser, et ce, malgré qu’il soit reconnu (i) que les municipalités jouent un rôle déterminant dans la gestion de l’environnement (incluant en ce qui a trait à la protection des milieux humides ou celle du couvert forestier) ou (ii) qu’une cause d’utilité publique peut avoir pour effet d’imposer une charge supplémentaire à un propriétaire.
En somme, la Cour d’appel conclut que bien que la Ville ait le pouvoir d’adopter des règlements restrictifs en vue de gérer et protéger l’environnement, ce pouvoir ne la dispense pas de son obligation d’indemniser un propriétaire foncier.
Conclusion
Cela dit, bien que le concept d’expropriation déguisée en droit québécois ne soit pas nouveau, les tribunaux continuent de préciser des cas où des municipalités, toutes tailles confondues, se voient imposer l’obligation d’indemniser un propriétaire foncier malgré leur rôle en matière de protection de l’environnement et leur volonté d’agir de bonne foi. Les tribunaux doivent faire preuve de prudence lors de l’analyse du potentiel résiduel d’utilisation d’un lot même lorsqu’il s’agit d’adopter des mesures de protection environnementale.
Nous notons également qu’aux paragraphes 38 et 39 de son jugement, la Cour d’appel s’en remet au législateur afin qu’il modifie, si besoin est, l’article 113(12.1) de la L.a.u. D’ailleurs, elle précise que, sous réserve d’une habilitation législative spécifique en ce sens, lorsque découle de l’exercice d’un pouvoir réglementaire une expropriation déguisée, le coût de cette mesure ne peut revenir au seul propriétaire, lequel a droit à une indemnisation suffisante.
Il est à noter qu’au moment d’écrire ce texte, le délai d’appel n’est pas arrivé à échéance et que la Ville a l’intention de demander à la Cour suprême du Canada l’autorisation de se pourvoir devant elle de ce jugement.
Nous vous invitons donc à consulter DHC Avocats inc. afin d’en apprendre davantage sur les limitations imposées par les tribunaux en la matière.
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[1] 2022 QCCA 350.
[2] 2019 QCCA 2037, demande d’autorisation (2020 CanLII 34907 (CSC)) rejetée
[3] 2019 QCCA 1402, demande d’autorisation (2020 CanLII 26457 (CSC)) rejetée.
[4] Voir Ville de Québec c. Rivard, 2020 QCCA 146.
[5] Règlement de zonage no 1103.
[6] La Cour d’appel réfère le lecteur à l’arrêt Ville de Saint-Rémi c. 9120-4883 Québec inc., 2021 QCCA 630.
[7] RLRQ, c. A-19.1.
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