Main-d’œuvre, immigration, chômage : où en sommes-nous?

03 juin 2024
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Entretien avec Emna Braham
Directrice générale
Institut du Québec (IDQ)
Crédit photo Yves Lacombe

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Il y a un peu plus d’un an, lors du Rendez-vous national du développement local, Emna Braham, directrice générale de l’Institut du Québec (IDQ), participait à un panel sur le thème de la transformation structurelle de la main-d’œuvre. Elle soulignait notamment la transformation du marché du travail au Québec à la suite de la pandémie : plus d’emplois bien rémunérés, plus d’absentéisme. Un an plus tard, nous lui avons demandé de brosser un portrait de la situation actuelle.

Déjà il y a un an, Mme Braham mentionnait le ralentissement économique et ses impacts incertains sur le marché du travail. L’augmentation rapide des salaires et un taux de chômage qui ne semblaient pas devoir augmenter malgré le ralentissement économique continuaient de créer une pression sur le marché du travail marqué par une pénurie de main-d’œuvre. Au Québec, chaque milliard de dollars de produit intérieur brut (PIB) produit demande 17 % plus de main-d’œuvre qu’en Ontario et plus du tiers des postes vacants ne requièrent aucune scolarité. Transformer les emplois, notamment par l’automatisation, devient une voie à envisager.

En 2023, on a constaté une diminution des postes à combler. Au 4e trimestre de 2023, on comptait 164 000 postes à combler, ce qui représente environ 54 000 postes de moins qu’à pareil moment l’année précédente. Toutefois, le Québec est encore en pénurie de main-d’œuvre.

« Il y a deux phénomènes en parallèle. D’abord, le ralentissement économique ressenti depuis le milieu de 2023. L’augmentation du taux d’intérêt a des effets. La croissance du PIB est autour de zéro. Ce ralentissement fait qu’on a moins besoin de travailleurs. Mais on est encore en situation de pénurie de main-d’œuvre. L’activité économique réduite diminue le besoin en main-d’œuvre notamment parce que des offres d’emplois ont été rayées étant donné que les besoins sont moins grands en restauration, hébergement et commerce de détail. Le secteur manufacturier reporte ou annule des projets d’investissement. Parallèlement, il y a un bond dans l’immigration temporaire. On compte 37 000 immigrants temporaires dans la population active. Il y a donc moins de pénurie, mais les deux phénomènes en parallèle font que l’offre de travailleurs a augmenté plus que les besoins. C’est donc pour ça qu’on a une augmentation du taux de chômage », explique Mme Braham.

L’arrivée de ces nouveaux résidents temporaires a allégé la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs comme la restauration où les immigrants temporaires sont surreprésentés. Toutefois, leur arrivée a aussi fait augmenter le taux de chômage, puisque la croissance de cette population active (2,1 % en un an) est plus marquée que la création d’emplois (1,5 %). Les immigrants sont les plus touchés par cette hausse du chômage. Entre décembre 2022 et décembre 2023, ils étaient 27 000 immigrants permanents et 13 000 résidents temporaires sur les 49 000 chômeurs qui s’étaient ajoutés au Québec, soit plus de 80 %.

Une pénurie marquée dans certains secteurs

Malgré une pénurie de main-d’œuvre moins marquée, certains secteurs vivent encore des difficultés, notamment le secteur des soins de santé, où 40 000 postes sont à combler. Le fait que les besoins dans ce secteur ne dépendent pas de la situation économique, mais plutôt du vieillissement de la population, et que l’immigration temporaire soit sous-représentée dans le secteur de la santé, explique qu’il y ait encore une pénurie de main-d’œuvre.

D’autres secteurs, notamment dans le manufacturier, sont aussi affectés même si le nombre d’emplois affichés a diminué; le temps pour pourvoir un poste est toujours long, dépassant les 3 mois.

« En sortie de pandémie, on avait une pénurie parce qu’on était dans une situation particulière où on consommait beaucoup en même temps que des travailleurs avaient déserté certains secteurs comme la restauration et le commerce de détail. Ce qui a accentué la pénurie. Il semble que la situation se soit stabilisée de ce côté, mais jusqu’en 2030, il y aura plus de départs à la retraite que de jeunes qui entreront sur le marché du travail. Les défis sont là », souligne Mme Braham.

Automatiser? Oui, si on a la main-d’œuvre

Certains postes demeurent affichés longtemps avant d’être pourvus, notamment dans le secteur manufacturier. L’une des pistes de solution pour pallier ce manque de main-d’œuvre se trouve dans l’automatisation. « Dans un contexte où les employés ont l’embarras du choix, ceux-ci recherchent des emplois accessibles, accueillants et intéressants. Automatiser les emplois dangereux, difficiles ou répétitifs peut les rendre plus attrayants. Les employeurs ont été marqués au fer rouge avec la difficulté de recruter qui a parfois mené à refuser des contrats. Optimiser, revoir le modèle d’affaire, automatiser, c’est un aspect, mais, même si une entreprise a les moyens de le faire, elle doit aussi s’assurer d’avoir la main-d’œuvre qualifiée pour ça. La technologie ne remplace pas tous les humains », précise la directrice générale de l’IDQ.

La situation en région

En 2023, la majorité des emplois créés l’ont été à l’extérieur de Montréal, ce qui est contraire à ce qui est habituellement observé. La Capitale-Nationale et le Centre-du-Québec étaient les régions les plus aux prises avec la pénurie de main-d’œuvre et un taux de chômage très faible.

« Une piste d’explication est que l’immigration temporaire s’installe de plus en plus en région, du fait que plusieurs entreprises entreprennent des démarches de recrutement à l’international », explique Mme Braham.

De plus en plus d’emplois dans le secteur public

Le nombre d’emplois disponibles dans le secteur public (administration publique, santé, enseignement) a connu une croissance ces dernières années. En mars 2024, 24 % des emplois disponibles au Québec étaient dans le secteur public, comparativement à 21 % avant la pandémie.

« Ce phénomène pose des questions. En attirant des travailleurs des secteurs privés vers le secteur public, ne risque-t-on pas de limiter la capacité de développement économique qui génère des revenus pour l’État afin qu’il puisse payer des travailleurs? », questionne Mme Braham. « De plus, on a aussi l’impression que les besoins ne sont pas comblés même s’il y a plus d’employés. Donc, il y a une réflexion sur de nouvelles façons de faire pour fournir les services aux citoyens sans augmenter encore le nombre d’employés. »

Les faits saillants de l’emploi en 2023

  • Déclin notable du nombre de postes non pourvus (149 000 vs 211 000 en 2022)
  • Légère hausse du taux de chômage (4,7 % en décembre 2023 vs 4,1 % en décembre 2022)
  • Création au net de 67 000 emplois au Québec entre décembre 2022 et décembre 2023, ce qui se compare à ce que la province a connu en période de croissance économique juste avant la pandémie
  • Plusieurs des emplois créés en 2023 étaient des postes à temps partiel
  • Hausse du nombre de travailleurs cumulant des emplois pour générer des revenus équivalents à un poste à temps plein
  • La proportion d’emplois bien rémunérés dans l’ensemble du marché du travail est encore supérieure à celle d’avant la pandémie (48 % vs 45 %)
  • Boom démographique entraînant une augmentation de près de 100 000 personnes du bassin de travailleurs potentiels entre décembre 2022 et décembre 2023
  • Dans l’ensemble du Canada, au 4e trimestre de 2023, le taux de postes vacants était de 3,8 %. Le Québec était la 3e province avec le plus haut taux de postes vacants au pays