Nouveau régime en matière d’expropriation déguisée

10 janvier 2024
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10 janvier 2024

La protection de l’environnement est un enjeu majeur pour les municipalités et l’entrée en vigueur des différents plans régionaux des milieux humides et hydriques en est un bel exemple. Or, dans les dernières années, les mesures prises par les municipalités en cette matière ont fait l’objet, à plusieurs reprises, de recours en expropriation déguisée, ce qui a récemment mené à des décisions judiciaires défavorables aux municipalités, donnant ainsi droit aux propriétaires de se voir indemniser.

L’entrée en vigueur de la Loi sur la fiscalité municipale et d’autres dispositions législatives1 (la Loi) le 8 décembre dernier vient mettre fin à cette tendance en encadrant la notion d’expropriation déguisée.

En effet, les nouveaux articles 245 à 245.5 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme2 (L.A.U.) traitent spécifiquement des actes qui peuvent être considérés comme une expropriation déguisée. Ce texte fera un survol des principaux changements apportés par la Loi.

Notion d’atteinte justifiée

Mentionnons d’entrée de jeu que le nouvel article 245 vise à encadrer l’interprétation du principe d’expropriation déguisée et clarifier dans quelles mesures les recours découlant de l’article 952 du Code civil du Québec s’appliquent. À cet égard, ce dernier vient confirmer qu’un propriétaire n’a droit à une indemnité que lorsque l’atteinte à son droit de propriété rend impossible l’« utilisation raisonnable de l’immeuble ».

Il introduit également la notion d’atteinte justifiée qui doit être évaluée en fonction des circonstances et dans une perspective de proportionnalité « en tenant compte, entre autres, des caractéristiques de l’immeuble, des objectifs prévus dans un plan métropolitain, un schéma ou dans un plan d’urbanisme et de l’intérêt public ». Ainsi, lorsque la preuve démontre que cette atteinte est justifiée eu égard aux circonstances, le tribunal doit arriver à la conclusion qu’il est possible de faire une utilisation raisonnable de l’immeuble, aucune indemnité n’étant ainsi payable au propriétaire.

De plus, sous réserve d’accomplir les formalités prévues à la L.A.U., il y a présomption absolue qu’une atteinte est justifiée, sans possibilité pour un propriétaire d’être indemnisé, dans les cas où l’acte :

  1. Vise la protection de milieux humides et hydriques;
  2. Vise la protection d’un milieu, autre qu’un milieu visé au paragraphe 1°, qui a une valeur écologique importante, à la condition que cet acte n’empêche pas la réalisation, sur une superficie à vocation forestière identifiée au rôle d’évaluation foncière, d’activités d’aménagement forestier conformes à Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier3;
  3. Est nécessaire pour assurer la santé ou la sécurité des personnes ou la sécurité des biens4.

Dans ces trois cas, malgré la présomption absolue, il sera possible à la municipalité d’accorder un crédit de taxes au propriétaire de l’immeuble concerné5.

Qui plus est, l’article 245 est déclaratoire en ce sens qu’il a un effet rétroactif, soit un effet immédiat sur toutes les instances judiciaires en cours, sans toutefois remettre en question les affaires jugées.

Bien que les nouvelles dispositions visent principalement à encadrer les actes découlant de l’application de la L.A.U., l’article 245.5 prévoit que dans le cas où une municipalité pose un acte qui vise à régir l’utilisation du sol ou les constructions6 en vertu de toute autre loi, ces articles s’appliquent avec les adaptations nécessaires.

Mécanisme de choix pour les municipalités

Dans le cas où la Cour supérieure arrive à la conclusion qu’un propriétaire subit une atteinte à son droit de propriété qui empêche toute utilisation raisonnable de l’immeuble, « le tribunal détermine l’indemnité définitive à laquelle pourrait avoir droit ce propriétaire en indiquant à son jugement les montants de cette indemnité qui lui sont dus et ceux qui pourraient l’être si l’atteinte ne cesse pas ».

Dans l’éventualité où une Municipalité est condamnée à verser une indemnité, les nouvelles dispositions introduisent un mécanisme qui permet maintenant à cette dernière de choisir entre l’option (1) de cesser l’atteinte au droit de propriété ou (2) de payer l’indemnité et ainsi devenir propriétaire de l’immeuble7. Ceci a comme avantage de permettre à une municipalité de revoir son approche, une fois informée du jugement, en lui permettant de choisir entre ces deux alternatives.

Il est à noter que ce mécanisme ne s’applique qu’aux instances en cours devant la Cour supérieure en date du 7 décembre 2023 qui ne sont toujours pas en délibéré8.

Délai de prescription

Le délai de prescription des recours a également fait l’objet de précision. Bien que le délai de 3 ans reste le même, le point de départ pour le calcul de ce dernier est maintenant fixé au moment de l’entrée en vigueur de l’acte, et ce, peu importe le moment où le droit d’action a pris naissance, la connaissance de l’acte ou du préjudice ne pouvant plus être soulevée par un propriétaire qui s’estime lésé9.

À l’égard de tout recours résultant d’un acte entré en vigueur avant cette date, le délai commence à courir à compter du 8 décembre 202310. Cependant, si l’application du nouveau délai a pour effet de prolonger l’ancien, c’est ce dernier qui demeure.

Conclusion

La Cour Suprême du Canada a déjà affirmé que la protection de l’environnement constitue une valeur fondamentale canadienne11 et que les municipalités y jouent un rôle de premier plan12. Toutefois, selon les dernières décisions des tribunaux, une disposition législative claire afin de limiter le droit à l’indemnisation des propriétaires visés était nécessaire13. C’est précisément ce que le législateur vient régler avec ces nouvelles dispositions, permettre aux municipalités de se conformer à leurs obligations et responsabilités en matière de protection de l’environnement, des milieux humides et hydriques sans avoir à craindre sans cesse les recours en expropriation déguisée.

Il faut néanmoins garder en tête que dans certains cas, il pourra y avoir matière à indemnisation en l’absence de toute utilisation raisonnable. Les municipalités doivent donc se montrer prudentes lors de la rédaction des différents actes qui touchent le droit de propriété.

Pour plus d’information sur le sujet, contactez les avocats du Service d’assistance juridique de la Fédération québécoise des municipalités (FQM) à saj@fqm.ca.


[1] L.Q. 2023, c. 33.
[2] RLRQ, c. A-19.1.
[3] RLRQ, c. A-18.1.
[4] On peut prendre comme exemples tous les actes visant les zones de contrainte majeures (ex : art. 113 al. 2 par. 16.1° L.A.U.)
[5] Note 2, art. 245.3.1.
[6] Note 2, art. 245.5.
[7] Note 2, art. 245.3.
[8] Note 1, art. 54.1.
[9] Note 2, art. 245.2.
[10]Note 1, art. 54.1.
[11] Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, 1995 CanLII 112 (CSC); Marc-André LeChasseur « L’expropriation de facto au Canada et la transcendance des solidarités » dans Barreau du Québec, Service de la formation continue, Développements récents en droit municipal (2022), vol 509, Montréal (QC), Éditions Yvon Blais, 2022, 75.
[12] Entreprises Sibeca inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61 (CanLII).
[13] Dupras c. Ville de Mascouche, 2022 QCCA 350 (CanLII).

ÉCRIT PAR :

Me Audrey St-James

Avocate au Service d’assistance juridique | Fédération québécoise des municipalités